La silhouette des baskets

Un cube dans un espace vide. L’équipe de trois ouvriers a mis deux jours pour le construire, en MDF, dix mètres sur dix mètres, puis deux jours pour le peindre en bleu, le bleu d’Yves Klein, ou presque. Parfois une œuvre, ce n’est que ça, un cube dans un espace qu’on peut appeler une galerie si on veut. Ils l’ont appelé The Em Pty Gallery, avec la mention New York, Paris, Milan imprimée en plus petites lettres en-dessous sur le bout de tissu accroché au-dessus de la porte cochère dans un des derniers quartiers populaires de la capitale, où le vent l’a malmené sans relâche tout le weekend. Ce n’est que ça, l’œuvre, et peut-être contient-elle des choses qu’on n’arrive pas à voir, derrière les murs bleus. Devant, dans la cour, on stocke le trop-plein de l’épicerie, palettes déchargées à longueur de journée avec de gros pots de yaourt, d’olives baignant dans une eau trouble, sacs d’oignons, et parfois selon la saison, des fruits. Cette semaine, on livrait deux caisses immenses de pastèques par jour, deux cubes en pin brut, chacun pesant 580 kilos, et chaque fruit environ 11 kilos. Cinquante fruits par caisse, comme de gigantesques larves, entassées les unes sur les autres, immobiles, leur peau épaisse d’un vert de bouteille striée de traits plus clairs qui annoncent l’éclatement de chair et de jus qui coule jusque sur le trottoir quand le gars de l’épicerie les tranche d’un grand couteau, coupant des quartiers hilares devant la queue qui se forme en fin de journée, au retour de la mosquée, avant de rompre le jeûne. Peut-être que ce n’est que ça, l’œuvre d’art, un cube qui permet de voir le volume des choses qui arrivent et qui repartent, et peut-être que trois cubes ensemble, dont deux identiques alignés en attente, et l’autre d’un bleu de ciel renaissant, commencent à raconter une histoire, une histoire de choses qu’on aime et qu’on achète. La collection de la nouvelle saison est sans doute sa plus exigeante jusque-là, dans sa jeune carrière d’artiste, voyageant entre New York, Paris, Milan. Elle parle de la Palestine, de la Syrie. Au dos des grands imperméables majestueux, coupés comme de larges voiles, on peut lire « I will never forgive the ocean ». Les gens se pressent le jour de l’ouverture. Ils sont venus surtout pour les chaussures. On s’impatiente pour découvrir la silhouette des nouvelles baskets. Certains pensent qu’on va en vendre un nombre limité de paires à un prix nettement inférieur à leur valeur annoncée. Le vigil surveille, la foule grossit, se mêle à celle habituelle de cette rue, où tout se vend de main en main, ou sur des chiffons par terre et des cartons installés le long du trottoir. Le gars de l’épicerie monte sur les lattes de la caisse en pin pour attraper les derniers fruits au fond, en pose un sur sa planche, luisant et secret. Il lève le couteau, le fruit tombe en deux hémisphères. L’histoire, ce n’est peut-être que ça. On prend sa part, la paie à la caisse. Plus tard, à la maison, on la coupera en cubes, on s’assiéra autour de la table, ou par terre, la lampe allumée. On mangera. Le gars au couteau sort de derrière sa caisse, se fraie un chemin à travers ceux qui attendent, la moitié d’un fruit à la main. Il tape sur la cabine du camion des éboueurs, passe le fruit à ceux qui sont à l’intérieur.

C’était à La Chapelle, un soir en juin.