la machine à exprimer: fautrier, ponge, antelme

Ecrit en réaction à l’idée qu’il y aurait des oeuvres qui refusent de vivre avec nous… et peut-être le début d’un projet plus long sur la réserve, la réticence, dans certaines expressions critiques et artistiques dans les années après la Libération. 

Il a été plus facile, ces derniers temps, de voir des fragments de l’univers de Jean Fautrier. Il faut en savoir gré à deux expositions au Musée d’art moderne de la ville de Paris, l’Art en guerre et La Collection Michel Werner, qui viennent compléter et confirmer la présence accrue de Fautrier dans les accrochages actuels des grandes collections permanentes. On peut s’en réjouir, tant il est vrai que ces œuvres restent assez secrètes, souvent confinées dans des collections privées. Mais là n’est sans doute pas la seule raison de leur frilosité, c’est-à-dire de leur capacité à nous laisser un peu déconcertés. Ce n’est pas qu’elles manquent d’audace, loin de là, mais les aborder reste délicat ; elles exigent de nous des manières particulières, comme si elles se refusaient, un peu sourdement, sans ostentation, à vivre avec nous, à s’installer durablement ; et nous alors, toujours pas au bout de nos peines pour les accueillir.

Pourtant, elle est modeste, la place qu’elles requièrent. Certaines, Le Fusillé, La Juive, qu’on connaît bien aujourd’hui, se distinguent par leurs proportions plus larges. Mais dans l’ensemble elles restent discrètes, rasant les murs, les creusant presque, là où d’autres, contemporaines, ouvrent de nouveaux champs tout grands. Open fields, c’est ainsi que Clement Greenberg, le grand critique new-yorkais, caractérise la nouvelle avant-garde américaine, instaurant une sorte de binarisme entre l’art français et l’art américain. Un binarisme qui n’en finit pas d’agoniser. Alors que la peinture en France dans les années qui suivent la guerre – Greenberg parle surtout de Dubuffet, de Hartung, de Tal-Coat, et bien sûr, de Fautrier – est comme un réceptacle enrichi de vernis, couvert d’une sorte de pâte graisseuse, l’expressionisme américain est cru, frais, sans façons… alive. Et d’annoncer une mise à mort par voie de comparaison, vouant l’avant-garde française à s’étouffer sur sa propre matière.

En 1960, à la Biennale de Venise, quand Fautrier se voit attribuer le grand prix, ex aequo avec Hartung, le ton devient foncièrement aigre, et la matière en question plus explicitement vieux monde. C’est que la reconnaissance de la nouvelle prédominance de l’art américain ne venait toujours pas, et Franz Kline se laisse aller à traiter Fautrier de French Cook. On dit qu’ils en sont même venus aux mains.

Il est vrai que Francis Ponge avait parlé de tartines de camembert pour évoquer le travail dont il était censé rendre compte pour l’exposition des Otages. Pourtant il aimait les toiles de Fautrier, surtout ces têtes martyrisées peintes dans la dernière période de la guerre.

Aimait surtout leur côté féminin, félin, lunaire; apte à se retirer, à faire faux bond. Ce qui peut sembler difficile à réconcilier avec le camembert.

Justement. Elles n’arrêtent pas de nous esquiver, et encore maintenant, les toiles de Fautrier.

Prenons-les par un autre bout, en refusant nous-mêmes le schéma qui associe impérieusement l’art et la santé du grand air. Ces toiles sont d’abord une, ou plusieurs couches de papier buvard ou de tissu collée sur la toile, avec une colle faite d’écailles de poissons bouillies ; puis une couche d’enduit faite de blanc d’Espagne et de colle, qu’il appliquait chaud à l’aide d’une petite truelle ou d’une cuillère pour former la structure de sa haute pâte, souple mais assez résistant pour recevoir les traces qu’il inscrivait ensuite, parfois avec le mauvais bout de son pinceau, avant de parsemer la surface de poudre de pastel, ou d’huile, ou encore d’encre. Parsemer, et parfois insérer. Son ami Jean Paulhan parlait de « sabrage de craie grasse ». A les regarder de près, elles sont tout sauf creux. C’est l’épaisseur de cette substance onctueuse qu’on remarque surtout, elle lui donne une sorte d’évidence, comme si elle adhérait à une forme préexistante, ou nappait un objet solide, en tout cas résistant, un gâteau, évidemment, pour rester dans le culinaire, sauf qu’on ne voit pas ici ce qui reçoit le glaçage, il tient tout seul, figé et figeant notre regard, qui le rencontre comme une sorte de barrière. Un réceptacle retourné, alors, présentant son cul bombé, au lieu de son intérieur vide. Un objet construit, en tous cas, avec la marque de sa provenance imprimée dessus comme ces traces de doigts dans le coin de son Otage n° 20 ou sur La Jolie fille, où les empreintes digitales contribuent une sorte de violence presque policière à l’érotisme du tableau, ou encore ses morceaux de papiers à peine collés dont Georges Limbour se disait un peu perplexe : pourquoi ne pas les recouvrir, les cacher, avec le cadre ?

Progressivement Fautrier affichera davantage le côté manufacturé de ses tableaux. Avec ses Originaux multiples, exposés pour la première fois en 1950, il se voyait inaugurer une révolution démocratique dans l’art où chaque œuvre serait reproductible à l’infini. Plus d’œuvre unique et irremplaçable, on allait pouvoir s’autoriser les libertés que Jean Paulhan encore appelait de ses vœux : il faut aborder la peinture de tous les côtés, retourner la toile, et même la mettre sous le bras pour l’emporter chez soi. Seraient-ils donc irréductibles à l’espace du musée, les tableaux de Fautrier, fuyant le cordon sanitaire qui nous empêche de nous en emparer, échappant par derrière en laissant une petite béance dans la volonté reconstructive de l’époque, et dans nos propres reconstructions muséales aujourd’hui ?

De quoi se réjouir, les expositions ; et pourtant décevantes. Il faut continuer à nous rapprocher de ces toiles furtives. Car nous sommes loin d’épuiser leur énigme. Tentons d’en accrocher au moins une dans notre intérieur. Ponge le disait déjà, et que ce serait moralement bon s’il pouvait en être ainsi. Chacun une tête d’otage tournant comme un satellite, à jamais inséparable de soi. C’est que Ponge accueillait ces tableaux en janvier 1945, ses satellites à lui avaient des noms propres et toute la question était de savoir si l’art et la beauté pouvaient alors être d’un secours.

La difficulté de l’exercice s’annonce tout de suite. Comment trouver la juste distance à laquelle il faut se tenir pour appréhender leurs couleurs ? C’est avec la couleur que ça coince vraiment chez Fautrier, ces couleurs dont on disait qu’on ne les avait jamais vues auparavant : des tons presque fades, poudreux, faits de pastels écrasés, presque comme une sorte de maquillage. Pas nets. Et posés sur la surface parfois comme un trait accessoire, ou une écume qui s’accumule dans les petites ondulations périphériques de ces sphères luisantes, visqueuses. Ce sont les couleurs qui déclenchent la crainte du kitsch, du trop beau. Mais c’est négliger le côté miraculeux de ces couleurs, fleur de peau, comme une mince pellicule tendue, prête à rompre à tout moment, très éloignés de la robustesse du kitsch. De l’agression effrontée du kitsch. Aucune agression ici, mais une sorte de provocation tout de même. Car si la dextérité du geste qui étale et forme nous sidère, l’autonomie du dessin sur la surface constituée nous agite, nous pousse à une sorte de gymnastique à minima, une gymnastique de la tête ou des yeux qui, faute de pouvoir déplacer le tableau, se retrouvent à chercher des angles de vision qui permettront de comprendre comme ces couleurs émergent de cette substance étrange, toute en vibrations malgré son immobilité sépulcrale.

Ou peut-être ne font-elles que se reposer dessus, une brève rencontre qui laisse apparaître une possibilité d’expression, surtout chez les Otages, avant de se mettre à glisser, à s’en aller. Et le satellite de tourner, encore, avec un bruit de fond qu’on imagine seulement sans doute, sur un axe qui nous dépasse, une espèce de boîte crânienne livrée à elle-même, sans queue ni tête, dans une sorte d’avant ou d’après le visage, une prémonition d’expression, presqu’un avertissement. Mais on peut attendre longtemps avant que ces petites plaques osseuses se mettent à nous dire quelque chose. Et c’est sans doute ça qui compte par-dessus tout, le temps où l’on se suspend dans une orbite parallèle à une de ces planètes crayeuses, entraînée dans une tranquille circumnavigation dont on ne soupçonne même pas le mouvement, et qui finira peut-être par réduire la distance par-delà  laquelle elles nous font face.

Et pourtant, au moment de s’en détourner, de rompre avec leur itinéraire pour reprendre celui que l’espace du musée nous impose, aucun reproche.  Aucun sentiment de perte. Plutôt l’indistincte impression d’un rendez-vous raté malgré l’absorption de l’instant d’avant dans l’espace du tableau. C’est très difficile d’en garder une idée, encore plus d’en dire des mots. Et pourtant de les avoir regardés un tant soit peu, on les abandonne autrement. Je ne saurais dire pourquoi, mais il me semble que cela a à voir avec l’extraordinaire solitude qui est la leur, une solitude aussi extraordinaire qu’insoutenable.

Ces tableaux ne nous livrent rien sur lequel prendre un appui, renforcer une résolution. Pour Ponge, leur puissance d’affect se résumait au mot « beauté »: « avec Fautrier, la ‘beauté’ revient ». On pourrait croire à une mince affaire, et après Greenberg, ce mot est périlleux. Pourtant, ce sont des mots de ce genre qu’il nous faut. Si celui d’éblouissement vient à moi, c’est à cause de cette autre machine à exprimer qui me poursuit ici. Celle de Robert Antelme qu’il découvre dans un fragment de glace un dimanche après-midi dans le camp de travail de Gandersheim : « Ce dimanche-là, je tenais ma figure dans la glace. Sans beauté, sans laideur, elle était éblouissante. Elle avait suivi et elle se promenait ici. Elle était sans emploi maintenant, mais c’était bien elle, la machine à exprimer. La gueule du SS apparaissait nulle à côté. Et la figure des copains qui à leur tour allaient se regarder, restait réduite, elle, à l’état fixé par le SS. Celle du miroir était seule distincte. Seule elle voulait dire quelque chose que l’on ne pouvait pas recevoir ici. C’était sur un mirage que s’ouvrait ce morceau de verre. On n’était pas comme ça ici. »

Le « ici » du camp est le propos de L’Espèce humaine, et ça ne l’est pas, ou pas seulement. C’est la même chose pour Fautrier. C’est important que les Otages, et La Juive et Le Fusillé, soient peints au moment de l’Occupation, et ça ne l’est pas. Dubuffet n’y croyait pas : « Je ne voyais pas d’otages dans tout cela, il ne me paraissait pas du tout utile de mêler des otages à tout cela, mais que c’était une manie de peintre. » C’est ce qu’il écrit à Paulhan après une fréquentation intense des tableaux. Mais son refus est trop réfractaire, trop expéditif. La manière dont ces œuvres s’extraient de leur guerre pour continuer leur résistance mérite qu’on s’y attarde. Qu’on se place devant cette distance qui brouille les coordonnées trop évidentes entre un « ici » et un « là-bas », entre la guerre et la libération, entre les Otages et nous-mêmes. C’est, je crois, le sens de la suite du passage d’Antelme, quand il renonce au morceau de glace, d’abord avec réticence, voulant préserver quelque chose du répit qu’il y avait aperçu, puis sans hésitation, sans regret, sachant que ce qu’il y voit n’est pas un fragment d’un lui-même indemne, ou d’un ailleurs bien précis. « Et c’était mieux ainsi. Cet objet neuf, isolé, encadré, n’avait rien à faire ici. Il ne pouvait que désespérer radicalement, faire mesurer de façon insupportable une distance dont la nature même était insupportablement incertaine : ce n’était pas là un état passé dont on n’aurait eu qu’à se souvenir, comme tous les autres états passés, et qui aurait été comme tous les autres, simplement déchirant. C’était exténuant. C’était ce que l’on pouvait, pouvait réellement redevenir demain, et c’était le plus impossible. » [p. 61]

L’éblouissement s’éteint, la beauté nous déserte. Il faut poursuivre la visite. Et ces œuvres retourneront dans les intérieurs des autres qui en ont la charge, et le privilège. Mais rien ne nous empêche d’emporter avec nous cette traînée de ce qui s’est dérobé à nous, ce miroitement de sens futurs et anciens.

C’est ce que j’ai voulu faire ici.