Place à l’envie, ou il était une fois un banc (2)

« Pourquoi vous voulez aller dehors ? » nous a demandé le vigil. « Ils sont habitués, eux, au soleil… » Piètre plaisanterie alors que je ne lui demandais que d’orienter les autres gars qui pouvaient encore arriver, comme ils sont arrivés déjà, depuis septembre dernier, à cette petite enclave universitaire au cœur du VIIème arrondissement : de manière imprévisible, s’accrochant à une info, parfois en retard, seuls, ou en petits groupes, éventuellement un stylo et un dossier avec quelques papiers à la main, parfois rien sauf un téléphone, tous avec un émerveillement à peine dissimulé quand ils pénétraient dans la salle de séminaire, les chaises en cercle, le silence, le grand tableau blanc où tout peut s’écrire… Du coup j’ai hésité. Il disait vrai, le vigil, se mettre dehors quand la grande difficulté, c’est de trouver un lieu où s’asseoir en tranquillité pour discuter, raconter, apprendre surtout, ça n’avait pas de sens. Mais le cynisme de sa boutade a suffi pour nous galvaniser à aller là justement où les débuts timides du printemps avaient suscité une envie.

Il n’en demeure pas moins que l’envie était uniquement mienne, et ma proposition à peine claire. D’ailleurs le mot « bench » ne disait rien à Abdnazir, malgré un très bon niveau de compréhension et d’expression en anglais. Je l’ai compris plus tard, quand nous sommes remontés dans la salle pour échanger sur les quelques phrases que nous avons tous écrites, assis ensemble – on était quatre – sur un banc sous des tilleuls dont le feuillage perlait le long des branches sombres tendues. « Actually this is a enjoyment place. But me I am stuck » : c’était la chute de son texte composé de quelques phrases à la limite de la lisibilité dans lesquelles il observait le va-et-vient des touristes, un groupe de jeunes en vélo mené par un guide, et nous, « having a sit with friends in a park », « des amis faisant une pause dans un parc ». A enjoyment place, un lieu d’envies ou de plaisirs, mais pour lui l’envie n’est pas possible. Il nous l’avait dit avant qu’on ne commence à écrire. Il n’a pas de place pour l’envie, pas de place dans sa tête, dans sa vie, même s’il voyait bien que ce lieu et cet espace tout autour de nous, relativement vide cette après-midi-là, se prêtaient à ça, à l’envie. « Actually », « en fait » : oui, il constatait cette possibilité, mais « for now », aujourd’hui, pour lui, ça n’avait pas de sens.

J’enregistrais distraitement le grincement des pneus, l’hurlement des motos, les deux dames âgées sur le banc d’à côté, l’une les talons de ses chaussures de ménagère plantés confortablement dans le sol au bout de ses jambes de gros piquets. Said a poursuivi : l’impression qu’il va devenir dingue – « crazy, crazy » – s’il reste dans sa chambre, mais quand il sort, il ne sait pas où aller. Pour lui aussi le désœuvrement de sa condition, en attente d’une machine administrative qui broie son espoir et sa vigueur tous les jours un peu plus, rend impossible la pensée qui a été la mienne, que nous pourrions nous installer dehors un moment, profiter de la douceur de l’après-midi, peut-être noter quelques phrases pour essayer de voir plus clairement où nous en sommes dans cette ville ou dans ce rapport noué à raison de rencontres hebdomadaires depuis quelques mois. Et peut-être même avancer jusqu’à nous demander où nous en sommes aussi dans notre capacité respective à dire l’un à l’autre l’espoir mais la crainte, la volonté mais l’incertitude, avec lesquels nous vivons ce lien si ténu.

« Writing is difficult » a avoué Abdnazir, mais il ne pensait pas aux particularités de l’orthographe. C’est se mettre devant le choix des mots. « You have to think, you have to choose ». Pour exprimer ce qui rend l’envie impossible pour lui, il a choisi « internal issues », des conflits internes, puis il nous a expliqué que ça ne pouvait pas sortir de lui, qu’il était enfermé dans ce cercle incessant des questions qu’il se pose, et que c’est à cause de ce sentiment d’enfermement qu’il a choisi d’écrire « internal issues », même s’il savait que d’habitude on utilise cette phrase quand on a un problème avec sa copine. Mais lui, il n’a pas de copine, « nobody », il est complètement seul, et même s’il passe le plus clair de son temps dans la rue, sous le ciel, il ne sort jamais de son débat interne. Said a enchaîné en racontant une histoire de fuite de son village dans le Darfour, un massacre, tout brûlait, et une femme qui plaidait avec les milices de la tuer et d’épargner son fils. « She have to do that, and we have to do to, we have to… » Aucun répit. Pour cette femme, il fallait… Pour eux aussi, il faut… il faut faire… Aucune possibilité de penser en dehors de la nécessité. Et aucun objectif clair qui fait sens dans un projet de vie.

Said a compris le péril de cette condition, peut-être plus que les autres dans ce groupe car un peu plus âgé, ayant connu les camps au Chad avant le travail au noir en Israël, puis deux ans de survie en Libye. Depuis quinze jours il s’est donné pour tâche d’écrire un manuel de langue pour aider ses compatriotes à avancer plus vite dans l’apprentissage. Il déconseille l’étude de la grammaire. Les Français ne comprennent pas leur propre grammaire, écrit-il ; il faut apprendre des phrases, et en faire des combinaisons. Il donne des exemples. On commence avec deux phrases, puis on va à dix, et il affirme qu’on arrive très vite à mille. Assis sur le banc, Esplanade des Invalides hier, il a décrit la beauté de la verdeur qui revenait, et il a salué cette « wonderful normal life », cette merveilleuse vie normale.